UN ÉCOLOGISTE FORTUNÉ
Voici l’édifiante histoire d’un agent public qui a été contractuel perpétuel pendant trente-cinq ans. (Ce qui est interdit par les statuts de la fonction publique.)
Ce septuagénaire habite, avec sa femme et ses enfants, dans une petite rue paisible d’une commune verdoyante proche de Maisons-Laffitte. Sa maison n’est pas moins vaste que celle de ses voisins. Sa barbe de prophète et son dentier sont connus de tout le voisinage. Il occupe ses loisirs à faire du vélo.
Il n’aime pas les promoteurs qui bétonnent partout. Aussi a-t-il créé avec quelques voisins une association de « défense de l’environnement » qui conteste tous les permis de construire et tous les plans d’urbanisme dans le quartier où il habite. Grâce à lui, les tribunaux peuvent annuler de nombreux actes administratifs.
Il prétend être ingénieur, spécialisé en béton armé, et affirme avoir dirigé la construction du barrage de la Rance. Son rôle véritable avait sans doute été plus modeste ; mais le barrage existe réellement.
À l’issue d’un cheminement professionnel non élucidé, une voix intérieure lui avait conseillé, sur le chemin de Damas, d’opter pour une autre activité : il s’était alors spécialisé dans les transports. Il finit par atterrir dans une collectivité territoriale d’Île-de-France : la décentralisation décidée en 1982 avait créé subitement de nombreux emplois dans les communes et les départements. On ne cherchait pas trop à savoir qui était fonctionnaire et qui était contractuel.
Il est affecté sur un poste de cadre, mais la porte de son bureau est verrouillée par trois digicodes ; ce qui prouve bien qu’il n’est qu’un employé de bureau modeste et inoffensif.
Il est souvent absent du bureau : de mystérieuses réunions nécessitent sa collaboration dans un endroit connu de quelques initiés. Il parle breton, ce qui lui permet de traduire en français le contenu de communications téléphoniques interceptées par une officine douteuse liée à la police. Le métier de délateur lui plaît, c’est son caractère. « Il faut bien qu’ils gèrent le système », tel est son slogan préféré.
Être contractuel perpétuel alors qu’on ne peut être titularisé, pour une raison inconnue, ça rapporte à condition de moucharder : grâce à l’indulgence de son employeur, et à celle de la chambre régionale des comptes, l’ingénieur mystérieux a pu acquérir une gentilhommière cossue dans une commune où les prix sont presque aussi élevés qu’à Paris.
Ses enfants sont scolarisés, bien sûr : ils espionnent leurs camarades de classe, en parlent à leur père, qui fait aussitôt un rapport à son agent traitant.
C’était l’histoire édifiante d’un ingénieur en transports presque comme les autres, adepte de la chasse aux séparatistes dans sa province natale. C’est aussi un thème de méditation pour les citoyens qui se demandent à quoi servent leurs impôts locaux : ils servent à financer les emplois décoratifs des mouchards des services de sécurité.