Voici l’édifiante histoire d’un quinquagénaire qui prétend exercer la profession de chauffeur-livreur. (C’est ce qu’il affirmait le vendredi 14 juin 2013 à 18h15.)
Ce quinquagénaire habite au numéro 61, peu importe de quelle rue, peu importe de quel village. Depuis le printemps 2013, il habite de nouveau au numéro 61, nous n’avons pas besoin d’en savoir plus. (Il y a trois décennies, avant le changement de numérotation décidé par la mairie, cette maison jumelée avait le numéro 7).
Initialement, ses parents habitaient cette maison, un logement de fonction acheté bien avant 1978. Lorsqu’il était adolescent, il logeait chez eux. Il consacrait alors ses après-midis à faire des allers-retours dans la petite impasse adjacente avec sa mobylette bruyante, dans l’espoir d’impressionner les voisins. Cette activité contribuait à accroître son quotient intellectuel, en prévision de son premier mariage.
Ses parents étaient adeptes d’un succédané de religion créé par Charles Taze RUSSELL en 1870. Lors de son départ en retraite, son père avait enfin pu quitter son bleu de travail, mais il n’était pas resté inactif : il avait été promu évêque adjoint et, endimanché tous les jours, allait prêcher la bonne parole avec une petite mallette qui contenait les livres pieux (et peut-être aussi des rapports confidentiels ?). Sa mère, qui souriait une fois par décennie, ne prêchait pas ; elle se contentait de faire les courses à la supérette du village avec sa bicyclette, jamais en voiture.
Son père est mort le 8 avril 2009. Sa mère est morte le 26 mai 2012. La maison est restée inoccupée pendant trois ans. Les héritiers allaient-ils vendre la maison vide, selon l’usage de ce quartier pavillonnaire de 71 maisons ? Eh bien non.
Après avoir attendu pendant trois années l’accord de son agent traitant, il a débarqué à nouveau dans la maison paternelle avec sa famille recomposée. Il était escorté de sa deuxième femme, de sa fille du premier lit et des jumeaux du deuxième lit. (Il n’y a pas eu de troisième lit, donc pas de triplés.). Son quotient intellectuel était resté le même, on le voyait bien, mais sa musculature avait augmenté ; aussi parlait-il haut et fort, beaucoup plus fort que trente ans auparavant.
Il a aussitôt évacué les objets vétustes et fait d’imposants et coûteux travaux : les poêles à bois ont été remplacés par un chauffage central, la façade a été repeinte, l’élégante clôture du jardinet n’a pas été réparée, mais remplacée par du grillage, sans dépôt d’autorisation préalable.
Quelle que soit sa véritable profession, elle rapporte : en quelques mois sont apparus huit véhicules : sa propre voiture (remplacée depuis), celle de sa deuxième femme, celle de sa fille, la voiture d’entreprise de sa deuxième femme, une cinquième voiture non attribuée, son propre scooter et les scooters des jumeaux.
Les enfants sont scolarisés, bien sûr : trois lycéens qui espionnent leurs camarades de classe, en parlent à leur père, qui fait aussitôt son rapport à son agent traitant.
C’était l’histoire édifiante d’un chauffeur-livreur presque comme les autres, adepte comme ses parents d’un ersatz de religion très apprécié d’une juridiction de cassation. C’est aussi un thème de méditation pour les citoyens qui se demandent quelle est l’utilité sociale de certaines sectes dont les adhérents et leur progéniture sont surtout des mouchards des services de sécurité.